Poignant témoignage
des sœurs Lachman
Château de Sorinne-la-Longue – Dimanche 28 avril – 16 heures – Exposition & Témoignage
Notice introductive
Cet article est dédié à madame Geneviève Mossiat-Guillaume. Elle est au nombre des personnes qui, au sein de l’institution de Sorinne-la-Longue, ont pris en charge les fillettes Lachman et les vingt enfants juifs accueillis et dissimulés parmi la centaine d’enfants hébergés là. En 1998, sous le numéro de dossier Yad Vachem 2153.2, Geneviève Mossiat-Guillaume est reconnue Juste parmi les nations. Sa fille cadette, présente dans l’assemblée ce dimanche 28 avril 2013, rythmait et ponctuait le débat.
« Juste parmi les nations » (en hébreu : Hasid Ummot Ha-'Olam, littéralement « généreux des nations du monde ») est une expression du judaïsme tirée du Talmud (traité Baba Batra, 15 b). En 1953, l’assemblée législative de l’État d’Israël (la Knesset), en même temps qu’elle créait le Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem consacré aux victimes de la Shoah, décida d’honorer « les Justes parmi les nations qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs ». Le titre de Juste est décerné au nom de l’État d’Israël par le Mémorial de Yad Vashem. Au 1er janvier 2012, 24 355 Justes parmi les nations de 41 pays ont été honorés. En tout, les Justes ont sauvé des centaines de milliers de personnes. Il s’agit actuellement de la plus haute distinction honorifique délivrée par l’État d’Israël à des civils.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Juste_parmi_les_nations
Petites dédicaces musicales
Nuit et brouillard est une chanson d’hommage à toutes les victimes de la déportation. Elle est sortie en 1963. Jean Ferrat, - dont le père, juif, est mort en déportation à Auschwitz -, en est l’auteur, le compositeur et l’interprète. Cette chanson affirme un catégorique refus de l’oubli.
http://www.youtube.com/watch?v=GaHVBX6HPio&gl=BE
Peut-être aussi, grâce aux profonds et majestueux Chants juifs de la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton pouvons-nous méditer le témoignage de Magalith et Myriam Lachman.
http://www.youtube.com/watch?v=qz0TltO3uQ8
Magalith et Myriam Lachman
Placé dans le cadre d’une manifestation des Passeurs de Mémoire, l’impressionnant témoignage des sœurs Lachman s’est déroulé ce dimanche 28 avril 2013 dans une aile du château de Sorinne-la-Longue, aile dans laquelle une exposition de panneaux pédagogiques évoquait efficacement le terrible souvenir de la Shoah et des camps de concentration. Pour cet exposé dominical, la petite salle ne suffisait pas à contenir les gens que cet événement avait interpellés. Notons que durant la semaine, les enfants des écoles de l’entité, après une visite de l’exposition, avaient rencontré, écouté, interrogé les deux sœurs. Remarquable initiative pédagogique.
Magalith Lachman, qui vit aujourd’hui en Israël, et Myriam Lachman, établie aux Etats-Unis, charmantes et gracieuses aïeules, ont évoqué devant nous dans un français très correct leur inconcevable histoire durant la seconde guerre mondiale. Tout au long de leur exposé, on sentait, on éprouvait presque physiquement chez les deux vénérables témoins une poignante énergie, une vitalité formidable, un désir de dire et une sorte de frémissement profond et troublant. Le témoignage oral, en vis-à-vis, dans la perception de chacune des inflexions vocales du témoin, atteint à une acuité bouleversante. Un frisson d’humanité et de compassion circule entre qui raconte et qui reçoit. La voix humaine, la présence physique du témoin incarnent mieux que tout un destin, une tragédie. Elles leur confèrent une intensité et une vérité. Ces deux témoignages valent aussi par la façon dont ces deux femmes vibrent encore au terrible diapason de leur lointaine enfance.
La famille Lachman venait de Pologne et s’est installée d’abord à Anvers, dans un appartement à trois étages qui a très fortement imprégné la mémoire des fillettes.
Magalith, son père et sa mère ont passé la guerre à Tervuren sous la bienveillante et héroïque sauvegarde du baron Henri de Broqueville. Le comportement exemplaire du baron de Broqueville à l’égard de la famille Lachman et d’autres Juifs en péril inspire le respect et l’estime. Il fait l’objet d’une belle suite d’articles (le premier en français et les quatre suivants en anglais) que je recommande vivement au lecteur. En voici le lien : http://broqueville.be/?p=2472#more-2472. Envers le baron Henri de Broqueville, Magalith manifeste une inépuisable reconnaissance. Elle est restée, dit-elle, en contact avec lui jusqu’au jour de son décès. Aujourd’hui encore, elle bénit et célèbre son nom. Le baron Henri de Broqueville, en 1975, numéro de dossier Yad Vachem 977, est fait Juste parmi les nations.
Myriam et sa sœur Celia (qui vit aujourd’hui en Argentine) ont donc séjourné à Sorinne-la-Longue et doivent leur survie à leur secrète insertion dans le groupe d’enfants. Car, pour protéger les fillettes juives de toute périlleuse indiscrétion, seuls les pédagogues et le personnel de l’Institution étaient informés de l’identité des enfants juifs. Pour des raisons de sécurité, Myriam et Célia ont été rebaptisées Suzanne et Marie Broca.
Myriam est déjà revenue à Sorinne-la-Longue avec ses filles pour leur montrer où Célia et elle avaient été cachées durant la guerre. C’était pour elle une sorte de pèlerinage et pour ses filles un authentique voyage initiatique. Durant la guerre, explique Myriam, le château était mis à la disposition d’une sorte d’orphelinat. Il se trouvait ici 120 enfants non juifs et vingt enfants juifs. C’est ici, dit-elle avec une réelle émotion, que j’ai appris à lire et à écrire. Quand une petite camarade manifestait trop de curiosité à notre égard, dit Myriam, les institutrices et les éducatrices intervenaient pour nous protéger. De même, se souvient-elle, pour tenter de nous mettre à l’abri des bombardements, les institutrices et les éducatrices avaient cousu d’immenses voiles blanches portant une grande croix rouge afin que le lieu fût associé à un hôpital et épargné par les bombardiers. Elle se souvient aussi d’un climat d’angoisse et d’anxiété, de nécessaires moments de dissimulation dans les caves. Il n’y avait évidemment guère de nourriture, aucun gaspillage n’était admis. Le petit dessert était servi au dos de l’assiette, il fallait qu’on eût totalement mangé son contenu pour pouvoir la retourner. Mais nous étions sans cesse protégées et, déclare Myriam, je suis pour toujours reconnaissante. Elle égrène merveilleusement ses lointains souvenirs : le patinage sur l’étang gelé du château, la nécessité quotidienne de maintenir le secret et de se souvenir de son nom d’emprunt. J’ai vécu deux années ici, dit Myriam, et, toutes choses confondues, je juge que ce sont de bons souvenirs. A la fin de la guerre, dit-elle avec émotion, notre sœur aînée est venue nous chercher.
Magalith le déclare avec ferveur : « Nous avons été une famille marquée par la chance, nous avons tous survécu. C’est rare, tellement rare. J’ai connu tant d’exemples de familles décimées, terriblement meurtries et parfois anéanties ». L’odieux calvaire infligé aux Juifs par les Allemands reste pour Magalith une profonde source d’écœurement, de colère et d’affliction. « Les nazis, dit-elle, ont traité les Juifs comme du bétail, comme des animaux sans importance, ils les ont jeté comme des choses à détruire. Ce que les Allemands nous ont fait est presque inexprimable. » Et lorsqu’elle le dit, on sent qu’elle est encore terriblement affectée par les images qui la hantent douloureusement. Elle raconte alors, d’une voix endolorie, la terrible histoire de deux adolescentes qui étaient ses amies. L’une se nommait Betty, l’autre Mali. Elles furent convoquées par les Allemands avec l’obligation d’emporter des bas, du dentifrice, des choses utilitaires de cette nature. Ces recommandations strictes avaient pour seul but d’abuser la candeur des deux adolescentes. « Lorsqu’elles se rendirent à la convocation, leur maman était enceinte et elle faisait au revoir par la fenêtre ». « Elles avaient 14, 15 ans, pense Magalith. C’était terrible. Nous n’avons plus jamais eu de nouvelles d’elles. Elles ont totalement disparu. Terrible ».
Magalith évoque aussi un souvenir noir du passé belge. Elle évoque le monstrueux souvenir de la caserne Dossin à Malines. Cet endroit de sinistre mémoire et qui entache notre passé fut pour des milliers de Juifs séjournant en Belgique le terrible lieu de transit vers les camps de la mort. Pris dans les rafles, les Juifs arrivaient là et y séjournaient dans d’odieuses conditions en attendant d’être dirigés vers Auschwitz. Plus de 25.000 Juifs et 351 Tziganes ont transité par ce lieu. Une effroyable, une infernale comptabilité nous oblige à dire que seuls 1203 personnes ont survécu à la déportation. Monstrueuse efficacité de la machine de mort. Aujourd’hui, la caserne est devenue un lieu de mémoire. On y a ouvert en 1995 (il me semble que cela s’est effectué dans une effarante et coupable lenteur) le Musée juif de la Déportation et de la Résistance. Le nouveau Mémorial, musée et centre de documentation sur l’Holocauste et les droits de l’homme qui jouxte la caserne est ouvert au public en 2012.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_de_regroupement_de_Malines
Les retrouvailles familiales, raconte Magalith, le regard illuminé par un sourire merveilleux, ont eu lieu à Saint-Gilles, rue de Belgrade, 106. Le souvenir resplendit encore dans sa merveilleuse exactitude. Aujourd’hui, dit Magalith avec une grande fierté, j’ai quarante descendants : enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Une heure s’est écoulée. Une heure précieuse et inoubliable dans la magnifique compagnie de deux êtres irremplaçables. Oui, ceci est un indispensable témoignage, oui, la tâche accomplie par les deux femmes est considérable. Cela remet en perspective les monstruosités et les abominations d’une histoire récente. Cela rend plus obscène encore, plus exécrable, ça et là, cette résurgence nostalgique du fascisme et du nazisme. Mais cette heure aussi, grâce à la merveilleuse qualité de présence de deux femmes, célèbre la fragilité, la force, la beauté et cette séduisante lumière que peut parfois émettre l’être humain.
Sous l'étoile jaune qu'elles nous ont montrée, les soeurs Lachman ont écrit à la main : Never again. Plus jamais. Oui, pour nous tous, c'est le voeu essentiel : que de telles atrocités n'aient plus jamais lieu.