LHASA DE SELA
LA LLORONA (1)
- Les références à l’ouvrage La Route chante, publié aux Editions Textuels, Collection Musik, Paris, 2008 sont notées : (Textuel) -
Vous le savez à présent, la jolie fée, Lhasa de Sela, s’est envolée le premier janvier 2010 à l’âge de 37 ans. Quarante heures de neige sur Montréal ont marqué l’événement d’une immense aile blanche.
Derrière la belle image de cet ensevelissement blanc, cette insistance obstinée de la neige ne dissimule ni l’hébétude, ni le dépit, ni une réaction de colère, ni une tristesse qui résiste à l’usure.
Pour nous, auditeurs, amis lointains et anonymes, le bel oiseau de passage laisse trois merveilleuses plumes dans son sillage. La Llorona, The Living Road, Lhasa. La jolie sirène laisse trois conques que nous pouvons porter à l’oreille pour que nous soient rendus ces chants, délicieux indices d’elle, dans lesquels son âme unique, sa merveilleuse particularité, sa poignante sensibilité palpitent. Lhasa envolée, un frisson persiste. Il nous semble qu’il pourra affronter le temps. Nous ne sommes pas totalement dépossédés. Car c’est un chagrin, un chagrin immense et inconsolé, le chavirement d’un bel oiseau chanteur derrière le tain du ciel.
Lhasa vient au monde le 27 septembre 1972 à Big Indian, un hameau situé dans les montagnes de Catskill, dans l’état de New-York, aux Etats-Unis. Pour ceux, formidables égarés, qui ne parviennent pas à situer le pays, nous dirons qu’il est pris en étau entre le Canada au nord, le Mexique au sud, l’océan Pacifique à l’ouest et l’Atlantique à l’est.
Lhasa est la fille d’Alejandro Sela, devenu écrivain, professeur d’espagnol et de philosophie (il a passé son doctorat assez tard, après son remariage). Mais c’est bien, semble-t-il, le visage ouvert et bienveillant d’un philosophe qu’il présentait à ses enfants. Il était très proche de sa fille Lhasa, très disponible, très à l’écoute. Il parlait beaucoup avec elle. C’était, écrit Lhasa, un orateur, un raconteur, un philosophe. Et Lhasa poursuit : « Ce qu’il me racontait me bouleversait tellement que lorsque je retournais dans ma chambre, j’écrivais tout ce qu’il m’avait dit ». (Textuel). On sent la proximité paternelle, son influence également, la volonté du père de confronter son enfant aux exigences de la pensée. Alejandro Sela avait un peu, selon l’une ou l’autre photographie que j’ai pu observer, le physique sec et altier et le plaisant visage de Cat Stevens, à l’époque où il chantait Mona Bone Jakon.
Il y avait chez ses parents, écrit Lhasa, « un mélange d’idéalisme et de courage. Du chaotique aussi » (Textuel). Le père et la mère, délibérément, refusaient de perpétuer le mode familial et éducatif qu’ils avaient connu. Il y avait chez eux un profond désir d’innover, de trouver autre chose, une autre voie, une autre vie.
Alejandro Sela est évidemment toujours en vie. La mère, Alexandra Karam, était actrice, ai-je lu, mais depuis longtemps déjà, elle est photographe. Lhasa évoque le talent de sa mère avec grâce et respect, avec beaucoup d’amour et de tendresse aussi. Pour avoir longtemps, patiemment, regardé les quelques photographies d’Alexandra Karam qui sont disponibles sur le net, je dois avouer que je suis sous le charme. J’aurais aimé en voir davantage, cela ne s’est pas avéré possible. Alexandra Karam est une artiste secrète et se tient à l’écart. C’est pourtant une artiste d’un talent peu courant. La photographie d’Alexandra Karam, en noir & blanc et sur le mode argentique, est un art merveilleux et délicat, un art feutré, un ouvrage éminemment poétique qui laisse entrevoir de formidables rapports d’intelligence, de savoir, de patience et de doigté avec la lumière. Son grain a quelquefois quelque chose de pratiquement pictural. J’ai pu admirer quelques photographies représentant ses filles dans le temps de leur enfance ou sur scène ou plus exactement sur la piste du cirque, des photographies de Kamma Rosenbeck au travail au trapèze, (Kamma Rosenbeck, artiste de cirque, fait partie du spectacle The Flying Circus produit par la Compagnie Mezcla dans laquelle on trouve Sky et Miriam de Sela) et j’ai trouvé que ses photographies ont à voir avec le délicat du lait, avec le halo et la magie, avec le tact et la poésie. Il y a d’elle, dans La Route chante un autoportrait que je trouve remarquablement beau et touchant. Elle a exposé à l’Apostille à Marseille, en octobre 2011. Voici en quels termes elle présentait son exposition : « Ces photos couvrent plus de quarante ans de la vie d’une famille le long de sa route entre le Mexique, les Etats-Unis, le Canada et la France. Dans ces paysages, accueillants, ainsi que dans l’univers particulier du spectacle, j’ai toujours cherché à révéler des moments de rencontre entre deux mondes. Je suis fascinée par le point où le monde visible et le monde invisible se croisent, dans un geste humain ou dans la beauté inexprimable d’un arbre, un chat, un oiseau…des moments de révélation quand la vie intérieure monte à la surface et s’ouvre à la vie manifeste qui l’entoure ». Son art, un art de la lenteur et de la patience, semble bien saisir, délicatement apprivoiser, à l’écart de tout sensationnalisme, l’âme de l’instant, sa presque imperceptible vibration. Mais surtout, comme en chaque photographie, l’œil et l’intention de l’artiste s’impriment secrètement, comme en filigrane, dans la pellicule. Et ce que, ici, l’œil et l’intention délaient dans l’œuvre est de l’ordre de la bienveillance, de l’amour, de la tendresse. De nobles intentions soutenues par une formidable virtuosité technique. « Elle ne peut, écrit Lhasa, photographier que ce qu’elle aime : sa famille, les spectacles de cirque, les paysages qui l’inspirent ».
Une fois pour toutes, nommons tous les enfants qui composent la nombreuse famille de Lhasa. Il y a six sœurs : Gabriela et Samantha de la Vega, Ayin, Miriam et Sky de Sela, Eden Sela et trois frères : Mischa Karam, Alex Sela et Ben Sela. Il n’est pas indifférent bien sûr de faire partie d’une aussi nombreuse famille. Cette appartenance, qui chez Lhasa apparaît toujours comme chaleureusement assumée (elle parle de « la tribu complexe et magnifique » qui est la sienne), détermine le regard sur l’autre mais aussi sur sa propre place dans le monde.
Lhasa semble surtout avoir passé l’essentiel de son enfance avec Sky, Ayin et Miriam. Sept années durant, dans un autobus aménagé, la famille va vivre et voyager entre les Etats-Unis et le Mexique. Cette aventure de l’itinérance comporte des aspects décisifs. Dans la famille, les gens se parlent et s’écoutent, ils partagent de petits espaces, dans la proximité physique. Il n’y a pas la télévision et on lit, on lit apparemment beaucoup (les sœurs Brontë, Charles Dickens, C.S. Lewis, Tolkien, romances, histoires de détective, « livres pour petites filles obsédées par les chevaux, le ballet, etc. (Textuel)), on chante, on écoute de la musique. Alexandra Karam est musicienne, elle joue d’abord de la harpe et ensuite du gujong, un instrument à cordes chinois. C’est finalement un mode culturel qui s’établit, sous la bienveillante houlette des parents bohèmes : la parole, la vraisemblable mise à l’écart du sentiment de propriété et des corollaires de la société de consommation, la proximité, le cocon, le clan, une certaine confiance dans le destin ou la bonne étoile, la lecture, le voyage.
Notule : Quelques mots sur les auteurs de Lhasa adolescente : Les sœurs Brontë (Charlotte, Emily et Anne) sont trois poétesses et romancières anglaises du dix-neuvième siècle. On leur doit quelques-uns des chefs-d’œuvre de la littérature anglaise : Jane Eyre (Charlotte), Les Hauts de Hurlevent (Emily), Agnes Grey (Anne). Clive Staples Lewis est un auteur irlandais né à Belfast en 1898 et mort à Oxford en 1963. C’est sans doute par ses Chroniques de Narnia qu’il est arrivé dans la bibliothèque de Lhasa. Charles Dickens est un romancier anglais (1812-1870) à qui l’on doit quelques œuvres littéraires et sociales entrées dans le patrimoine universel de la littérature : Oliver Twist, David Copperfield, Un Chant de Noël, Le Grillon du foyer, Les grandes Espérances. Tolkien est lui aussi un écrivain anglais ((1892-1973) connu pour des romans comme Bilbo le Hobby ou Le Seigneur des anneaux.
Voilà Lhasa au sortir de l’enfance : révélée au vertige et aux inquiétudes de la pensée par un père proche et disponible, initiée à la beauté et à la musique par une chaleureuse et aimante mère qui me semble tout à la fois une contemplative et une esthète, la voilà entourée de sœurs avec qui elle crée des attaches solides qui se perpétuent à l’heure actuelle et tout cela, sur fond de mobilité, de nomadisme. D’après les témoignages que j’ai entendus, il apparaît que Lhasa, dès la petite enfance, se voue au chant, au point parfois, d’agacer ses sœurs. Dans la petite enfance, c’est Alexandra Karam qui fait la classe à ses filles.
Sur l’excellent site non officiel qui lui est consacré (www.sendereando.com.), Lhasa circonscrit bien l’influence de ses parents sur sa trajectoire : « Leur influence a été prépondérante. Ils ont été mes professeurs durant l’enfance – nous n’allions pas à l’école – et nous n’avons pas connu l’influence de la télévision ; la littérature était omniprésente. Ma mère écoutait beaucoup de musiques tristes, que j’aimais également. Mon père a été ma référence hispanique, et lorsque j’ai eu envie d’écrire des chansons, il m’est arrivé de lui téléphoner pour qu’il me donne son avis sur les textes et les poèmes en question. »
Est-ce dans ce partage avec les goûts musicaux maternels que Lhasa prend goût à la mélancolie ? C’est possible. Quelque chose de cette nature semble appartenir à sa nature profonde. Toutefois ses sœurs la décrivent comme une fille rieuse et enjouée, très friande de plaisanteries.
C’est dans sa treizième année que Lhasa va chanter publiquement pour la première fois. La famille est établie du côté de San Francisco. C’est dans un café grec de la ville (la Grèce à San Francisco, nomadisme oblige) qu’elle mène cette première expérience. Elle aime Billie Holiday, Chavela Vargas, la chanteuse mexicaine.
Billie Holiday (1915-1959), dite Lady Day, est une chanteuse de jazz américaine, l’une des plus grandes et des plus estimées. Elle a chanté What a Little Moonlight Can Do, Miss Brown to you, Strange Fruit, Gloomy Sunday, Lover Man, Billie’s Blues, etc. Chavela Vargas, née au Costa Rica en 1919, est la grande voix féminine de la ranchera. On connaît surtout son interprétation de Tú me acostumbraste. Les films d’Almodovar, dont elle est une sorte d’égérie, ont achevé d’asseoir sa notoriété internationale.
Ce sont des airs de jazz qu’elle chante la première fois sur scène. Vers cette époque, pour rencontrer ses sœurs qui sont engagées au Cirque du Soleil, (si j’en crois le site non officiel sendereando) Lhasa séjourne plusieurs fois à Montréal. Yves Bernard, dans le quotidien Le Devoir du 4 janvier 2010, évoque cette période de la vie de Lhasa. « Les circonstances de la vie l'avaient conduite à Montréal en 1991. Alors âgée de moins de 20 ans, crâne rasé, du front tout le tour de la tête, voix puissante, timidité apparente et serveuse à la Maison de la culture mondiale sur Saint-Laurent, elle chantait le soir et parvenait à subjuguer littéralement un auditoire peu habitué à une telle décharge émotionnelle. Elle interprétait alors avec une étonnante assurance des chansons de Billy Holiday et de Chavela Vargas, grande dame de la ranchera mexicaine. » La ranchera est un genre musical populaire mexicain, dérivé du mariachi. Il est essentiellement masculin. Chavela Vargas s’en était emparée et y avait imposé sa formidable présence vocale. (une chanson de chavela, une de billie) En 1991, Lhasa rencontre Yves Desrosiers. Il s’agit d’un musicien montréalais. Mais il est aussi compositeur, producteur et arrangeur. Desrosiers pratique un nombre considérable d’instruments à cordes, mais il joue aussi de l’harmonium, du piano, de l’accordéon, des percussions. Il chante aussi. Son site personnel (http://www.yvesdesrosiers.com/) nous apprend comment s’est déroulée la rencontre avec Lhasa.
« À cette époque, Yves découvre une jeune chanteuse américano-mexicaine de 18 ans, de passage à Montréal. Lhasa de Sela. Ils montent ensemble un « tour de chant », d'abord composé de chansons jazz des années 30 et de complaintes mexicaines, intégrant graduellement leurs compositions, imprégnées du patrimoine mondial et d'une sonorité unique, exclusive à leur amalgame.De 1993 à 1996, leurs spectacles dans les petits bars du Plateau Mont-Royal séduisent un public grandissant et alimentent une rumeur des plus positives au sein de la communauté musicale montréalaise. Audiogram ayant décidé de s'impliquer dans un projet d'album, Desrosiers revêt à la fois ses habits de musicien et de réalisateur pour enregistrer La Llorona avec Lhasa.Complété en 1997 avec un budget minimal, ce premier disque propose une signature sonore distincte et connaît un succès hors de toutes présomptions (les ventes se chiffrent aujourd'hui à 500 000 exemplaires). La tournée qui s'ensuit sillonne l'Amérique du Nord et l'Europe pendant deux ans. »
Oui, La Llorona sort en 1998 et danse, dans une poignante suite de chansons où se conjoignent les âmes du folklore mexicain et tzigane, autour de la légende de la Pleureuse. Cette légende, ce mythe, a inspiré l’écriture et le titre de l’album. Elle peut être consultée sur l’excellent site non officiel de Lhasa. En voici l’adresse complète : www.sendereando.com. Cet espace mérite d’être visité à plus d’un titre, il est un véritable trésor d’informations, de traductions et de documents iconographiques uniques. L’album La Llorona est évidemment bien autre chose que la rencontre musicale du rythme mexicain et de l’influence klezmer. Selon le site web officiel de l'artiste, La Llorona, « échappant à toute définition, évoque une Amérique latine à la fois réelle et imaginaire, née de la mémoire d’une enfance itinérante, ballotée sur les routes du Mexique et des États-Unis ». Il faut impérativement, pour approcher Lhasa, se rendre en visite dans ce site : http://lhasadesela.com/lhasa_de_sela. C’est dans ce même site que l’on trouve cette approche de l’album : « Venues du sud mais écrites en plein cœur de l’hiver, les chansons, empreintes d’un romantisme à la Brönte, sont pleines d’humour, d’intelligence et de dérision, crues, déconcertantes et passionnées. »
La Llorona, c’est l’éclosion d’un tempérament, d’un talent, d’une puissance d’interprétation où une voix se révèle par son velours inédit, sa chaleur, sa profondeur et une sorte de troublant déchirement intime. Mais, ce qui enchante, chez Lhasa, c’est la façon qu’elle a de se livrer totalement dans le chant tout en incarnant la pudeur elle-même. Il y a là comme une invention sublime dans cet art d’exister par le chant, de s’ouvrir au monde par le chant tout en préservant cette dignité, cette noblesse qui sont infiniment charmantes. La Llorona, c’est aussi une revisitation de certains espaces musicaux folkloriques pour créer, fonder quelque chose de neuf. Et cela, ce principe créatif, va se répéter dans le second album. Lhasa est une nomade, et c’est un peu le monde qu’elle a vu, les paysages, les lieux, les gens, les mots, les langues, les rubans asphaltés de la route qui s’étire, les sonorités dont elle témoigne et qu’elle alchimise dans une création tout à fait personnelle. La chanson telle que Lhasa la pratique est, par certains aspects, une métonymie du voyage, de la route. Ce n’est pas un hasard si son ouvrage, publié chez Textuel, s’intitule La Route chante. Un méticuleux et poétique carnet de bord constitue sans doute un des joyaux de l’âme créatrice de Lhasa. Pour le reste, Lhasa se distingue par une grande sensibilité, une ouverture au monde et aux autres de même que par une étonnante aptitude à sonder son univers intérieur, à chercher à vivre en accord avec soi et à l’écoute de soi, à recueillir et à orchestrer ses rêves. Elle écrit dans son ouvrage « La Route chante » (Textuel) qu’elle mène, au sein de ses états d’âme, une sorte de travail de détective. Le journaliste canadien Yves Bernard écrit ceci dans le quotidien Le Devoir du 4 janvier 2010 : « Âme bouillonnante, femme d'instinct et tête chercheuse, Lhasa a ouvert un monde et La Llorona, disque qu'elle a lancé en 1997, a changé le visage de la chanson immigrante du Québec. C'était l'année du Buena Vista Social Club, mais pour la première fois, une artiste d'ici qui s'exprimait dans une langue autre que celle de Tremblay et de Molière, ou de Cohen et de Shakespeare, allait vendre un demi-million d'albums à travers le monde. «La diversité n'est pas une exception, elle est la règle», avait-elle déjà confié. Pas étonnant qu'au cours des années, elle se soit réclamée aussi bien de la Callas que de Camarón de la Isla, voire de Tom Waits, de Beck, de Radiohead et de Brel. ». Pour confirmer ces prédilections, je trouve sur le site de Mondomix, un article que Benjamin Minimum dans lequel il évoque ainsi les possibles sources de l’inspiration de l’artiste : « Son inspiration vient peut-être de l’écoute répétée de ses maîtres, Chavela Vargas, Tom Waits, Cuco Sanchez, Maria Callas, Victor Jara et Jacques Brel. » (http://lhasa.mondomix.com/fr/portrait83.htm).