J A C Q U E S B R E L
la formidable tragédie d'exister
J'ouvre ce petit espace personnel à cet auteur-compositeur-interprète que j'aime immodérément. C'est un espace qui va toujours évoluer, toujours s'augmenter de notules, d'impressions. Un espace où je viendrai réfléchir et vendanger ma passion pour l'oeuvre brellienne.
Transcription 1
Brel, vous avez quinze ans, il vient vous saisir par les cheveux, par la main, peut-être, mais fermement. Brel est un sauvage, à tout instant, il vient de réchapper des cartonneries à Bruxelles, il vient de se soustraire au sérieux du commerce, il vient toujours de décliner l'invitation au confort. Il vient tout auréolé de rire, de malheur, de grincement, de refus, de liberté. Brel, dès cet instant, même avec tous ses formidables grincements, c'est l'incarnation du désir de liberté. C'est un type qui s'ébroue. Il est grandiose dans l'ébrouement. Et dans l'enchaînement amoureux aussi, il est grandiose. Dans l'enlisement sentimental. Il sombre dans le tragique avec la beauté des grands bateaux de piraterie en feu. Sa mesure, à Brel, c'est l'exacerbation. A quinze ans, vous aimez infiniment ce type démangé par la liberté et le désir effrayé du cachot amoureux. Quand on a quinze ans, Brel est beau comme l'alizé (oui, déjà l'alizé) mêlé à la bise. A quinze ans, ce type tout en dents, ce furieux, vous savez d'intuition que c'est un tendre. Sa tendresse, au demeurant, il ne la couvre pas, vous savez, comme le sein, chez le Tartufe de Molière. Il fait voir le soleil pluvieux, très belge, mais du belge magnifié, sorti de sa frilosité grisâtre, le soleil pluvieux, mouillé d'arc-en-ciel de sa tendresse faramineuse. Brel, c'est de la Belgique trouée de lumière, c'est de la Belgique posée sur un ardent foyer et qui entre en ébullition. Brel, c'est évidemment autre chose qu'un lieu de naissance ou de passage, Brel, son pays, c'est le nomadisme.
Brel ne cherche ni la raison, ni à avoir raison, il n'est pas celui qui apporte la vérité, il est l'être qui s'écoute et cherche à s'entendre intimement avec soi. Ceci est aussi rare qu'un edelweiss en plaine. Les êtres, en général, ont d'abord pour eux-mêmes du ressentiment. Les êtres, le plus souvent, sont d'abord déçus par eux-mêmes. Dans l'oeuvre, Brel, - même s'il n'est évidemment pas épargné par les illusions, les mirages, les mythes -, fait tout, beaucoup pour n'avoir pas à rougir de ce qu'il est. Insoutenable exigence qui le conduit à renoncer, en pleine gloire, au tour de chant, "pour ne pas se répéter, ne pas tricher".
Brel aussi, Brel le détersif, c'est le toubib qui met le doigt dans la plaie, non pour vérifier son existence, mais pour qu'on la sache, pour qu'on l'éprouve. Il vient faire traîner son accent sur les choses douloureuses, son accent abrasif qui vient relancer la lancinance, lui donner un tour d'écrou. Brel est en tout généreux, il donne sans compter. Il vient piétiner tes remords, tes faiblesses, les siennes aussi, sous ton nez, à ta barbe, il vient postillonner son dépit au visage de l'homme prudent, lâche, assis, recroquevillé. On juge alors que c'est un frère ou un démon de candeur.
Brel l'amoureux, l'amant, c'est une calamité en Eldorado. Il adore, il est laissé. Il est au paradis avec vue sur la géhenne. Il est en enfer et se souvient d'Eden. Ah ! les femmes, indispensables causes de son malheur. Les femmes prennent et abandonnent. Des mantes. Des prédatrices. Elles nidifient et embringuent l'homme dans de bas projets de perpétuation. Méchantes, déchirantes, irrésistibles. Une maladie sur laquelle l'auteur se rue infatigablement. Oh, il aime sans compter, il n'a pas peur de la grandeur, il rend la bassesse amoureuse retentissante et somptueuse, déchirante, son formidable expressionnisme flamand se roule formidablement dans l'infidélité des femmes. Dans leur inconstance. Il troue le pathos, il va plus loin, plus profond, plus vrai. L'homme brellien, - amoureux, ami, vieil enfant, filou - est radicalement tragique. Même le rire de Brel, par le chemin du grincement, est tragique. En amour, comme en tout ce qu'il aborde, Brel est peintre, cinéaste déjà. Les chansons de Brel sont aussi des prodiges de mise en scène. Brel est un poète savant, précis, précieux, sa sensibilité rare est servie par une rare qualité d'écriture. Brel a foi en la poésie, elle l'habite, elle le fonde, elle le porte, elle met le monde à sa portée. Brel aime les femmes, qu'il prétend ne pas comprendre. Son oeuvre sent la femme. Elle sent furieusement bon la femme. Brel, dans l'oeuvre, est un avide, un vorace, un insatiable de la femme. Même en interview, quand il déconne sur la femme, c'est avec superbe, avec conviction, avec une humilité solaire. A la chanson de Brel, la femme est son sujet de prédilection, c'est son graal. La chanson de Brel gravite autour de la planète femme. On écoute Brel, l'oeuvre chanté, et on se tourne vers les femmes, le mystère n'est pas intact, il est attisé, intensifié, pantelant. La maladie d'amour brellienne a le souffle d'un hercule en pleine santé.
FERNANDhttp://www.youtube.com/watch?v=Fi3SwiwsKL4LES FENÊTREShttp://www.youtube.com/watch?v=KkJJDbBTxto JE SUIS UN SOIR D’ÉTÉhttp://www.youtube.com/watch?v=TdRY5I1lnVAIL NEIGE SUR LIÈGEhttp://www.youtube.com/watch?v=dCX9n8jJiMc AVEC ÉLÉGANCEhttp://www.youtube.com/watch?v=80pyAFz_4MQ L'ECLUSIERhttp://www.youtube.com/watch?v=0E9lp5y6jE8Transcription 2
Quand j'évoque l'oeuvre, il me vient à l'esprit que les chefs-d'oeuvre abondent. Les lieux de très haute densité émotionnelle mais aussi les chansons où l'écriture poétique culmine. Non pas dans l'observance des lois de la métrique mais dans la splendeur de l'imagier, dans l' intensité évocatoire, dans le sens de la tournure et dans la formulation riche. Dans le néologisme poétique.
Brel est un acteur, à la scène, il joue sa chanson. Il la joue, entendons-nous, comme on joue sa vie. Il l'accompagne, il l'enlumine de gestes, il scintille par les yeux, par l'émail des dents. Il transpire sa chanson par tous les pores, il est proche sans cesse de l'implosion. Brel vit son art de tout son corps et de toute son âme. Cette totalité est confondante et unique. Hallucinante. Sur scène, où il atteint à la fièvre, Brel achève sa chanson. Non qu'elle soit incomplète ou qu'elle ait besoin de quelque secours pour devenir audible. Certes non. L'écriture brellienne est souvent en majesté. Mais la signature de Brel, c'est ça, une écriture au-dessus du lot, une interprétation en écho avec cette excellence. C'est de la folie, aussi, bien sûr. Une totale et sublime absence de mesure. Brel incarne sa chanson. Elle lui sort, elle lui jaillit du visage, du coffre, des bras. La convulsion écrite est rejointe par la convulsion physique. Je crois profondément que ceci advient sans calcul. Le pas, les bonds, les crispations, les écartèlements, les contractions, la danse de ce marabout unique sont des moyens spontanés par lesquels le corps qui dit et chante s'accorde à l'esprit qui a écrit et qui brûle encore, qui est encore en combustion. Il n'y a pas d'équivalent sur scène, il n'y en a pas eu, il n'y en aura pas. Et d'une certaine façon, je crois que la prestation scénique de Brel a dévasté l'univers du music-hall et ébloui, disons-le, un grand nombre de musiciens dans le monde du rock. Après le passage sur scène de cet Attila, la moquette ne repousse pas, l'espace est déserté. Celui qui suit à l'air d'un poteau indicateur ou d'un singe qui gesticule. Ou alors, il y a Brassens, bien sûr, cette sérénité timide, cette carrure de chêne. Mais Brel a marqué l'espace scénique, il l'a rempli. Il continue à le hanter, à l'habiter, même.
REGARDE BIEN PETIThttp://www.youtube.com/watch?v=jYAP_tUl0DQLA VILLE S'ENDORMAIThttp://www.youtube.com/watch?v=9LlLUlkbMuMLA FANETTEhttp://www.youtube.com/watch?v=NCMm0KvgZncMATHILDEhttp://www.youtube.com/watch?v=RMFFK4av-D4CES GENS-LÀhttp://www.youtube.com/watch?v=RMFFK4av-D4 Ci contre: Brel par Robert Varlez TRANSCRIPTION 3
Lorsque Brel, - l'homme qui se fait navigateur et aviateur, homme qui, au demeurant, reste tout à fait auteur -, prend le départ pour le tour du monde, le dernier voyage, c'est avec une femme qu'il se met en route, avec la belle Madly. C'est avec une femme qu'il tente cette ultime aventure du ciel, de l'eau, de l'île et de la chanson. Pas de Brel sans femme.
Je pense, ces derniers temps, à l'abondance de textes admirables que l'on doit au grand Jacques. Je passerais des heures, des jours, à transcrire tout ce qui m'exalte dans cette écriture et dans cette vision et dans cette manière. En vérité, - la mienne, bien sûr, toute relative et à moitie humble et à moitié orgueilleuse -, il n'y a pas une seule chanson, dès que Brel devient Brel (dès que s'estompe l'époque de l'abbé Brel), qui ne soit au moins transcendée par une saillie poétique épatante., une sorcellerie des mots, une impression supérieurement fixée.
L'expressivité brellienne, phénoménale, éblouissante et qui semble un trait de génie dans la peinture du quotidien repose sur un pouvoir littéraire et poétique exorbitant. Brel est un auteur rare, habile, ami des livres.