Dominique Rolin (1)
Une beauté en cache une autre
Dominique Rolin, écrivaine belge, Bruxelles, 1913- Paris, 2012
Qu'est-ce qu'une oeuvre réussie, sinon une chair, une chair authentiquement vivace dont les gestes sont les organes, la pulpe, les nerfs, le sang, un luxueux instrument, la patine. (Le Futur immédiat, Dominique Rolin)
Dominique Rolin. Dominique Rolin. Dominique Rolin. Ce nom, par moi, est désormais entonné comme un cantique. Le Cantique, disons, des Cantiques. Ce nom béni était porté une femme qui, bien qu'elle aimât rire, n'était pas légère. Je veux dire en cela qu'elle n'était pas guillerette. Qui songerait, - quel esprit chétif, égaré -, que la déesse Aphrodite est guillerette ? Le rire était l'oiseau dans cet arbre majestueux, dans cette prouesse végétale, cette pulpe à livres. Dominique Rolin, Dominique Rolin. Je m'arrête avant qu'il me vienne, qu'il me monte à la gorge je ne sais pas, quelque chose de réellement intempestif dans le genre d'un long brame sonore ou d'un interminable chant d'amour. J'éprouve du plaisir, je le confesse, à pouvoir encore en dernier ressort me ressaisir, à garder une once d'ascendant sur moi-même, à agripper le garde-fou avant de glisser dans le gouffre. Cette glissade n'est que suspendue.
Dominique Rolin. J'admire l'oeuvre d'art, la femme, celle-là, modelée par un génie, élue entre cent déesses, je m'agenouille mais je tiens à l'écart de la géhenne quelques poches de sang froid. Passé au crible d'une vie boursouflée, comme toute vie, de misère, de grandeur, de chyle, de poésie, de quintes de toux, d'opéras, de dérisoire et de décisif, de vice et de vertu, ce n'est à peu près rien une belle femme. Les rues, les livres, les écrans (petits et grands) en regorgent. Ainsi qu'en Egypte jadis, c'est par averses de sauterelles qu'il en pleut des belles femmes. Il en passe d'entiers convois, des cortèges, des processions. Elles se fondent à la foule des hommes, des passants indistincts, des ombres et puis il n'y paraît plus. C'est une massive coulée d'êtres. Un régal à djihadistes. Et puis on vieillit, on se laisse, sans souci du paradoxe, chambrer dans le couloir des funérariums, on beurre plus lentement sa tartine, on tient ses illusions en joue et on fait feu. Carton. Mouche. La lente approche des mouches. Bon, ça occupe. Et le malheur nous fuit parce plus souvent on est mesure de demeurer en repos, dans une chambre. Ce n'est à peu près rien, une belle femme. Et cela nous concerne de moins en moins. Un détail de l'histoire. Un chef d'oeuvre. Elle, Dominique Rolin, se tient dans cette invraisemblance partage des huiles qui unit et sépare Pierre Puvis de Chavanne et Renoir. Ceci me vient dans un élan. Une belle femme, c'est un violoncelle chez Mahler. Et le Rappel des oiseaux de Rameau, une belle femme. Et du tragique en sommeil. Ce n'est rien à peu près, devant le vide, devant l'essentiel. Seulement, une belle femme, la forme la plus noble, la plus digne de la fermentation de Dieu. Il y a la forge d'une symphonie dans le sillage d'une belle femme, dans le vent qui enfle ses voiles. Et puis, il faut achever son bouillon, avaler avant le repas sa suite de gélules. Je prendrais Dominique Rolin tout entière, je la ferais siéger au Musée d'Orsay, verticale (sa position préférée), ici Delacroix, Hammershoi, Hodler, Monet, Redon et Dominique Rolin, somptueuse, charnue par ses belles attaches bataves, svelte et raffinée par ses racines juives, souveraine dans son épanouissement effarant de flamande francophone. Car oui, elle a la chair sublime d'une flamande, cette beauté saine de la peau, cette découpe vénusienne du corps par laquelle l'ample et le svelte signent un pacte historique. L'émeraude intelligente, féline, paresseuse des yeux fascine, reconduit sur le seuil de la musique, devant des fleuves sacrés, inventés pour s'accorder à l'eau de ces yeux-là. C'est très bête, bien sûr, et c'est excellent, c'est un enivrement et il faut dire la suavité aristocratique de la bouche. Il y a du miel, de la gelée royale dans ce marbre. Marbre oui mais moelleux. Tendre. Chaud. Cruel. Il y a de la cruauté chez Dominique Rolin.
Sa lutte avec sa mémoire peut-être sanguinaire. Rien ne séduit toutefois autant que sa liberté, son inextinguible désir de liberté, son combat effréné pour le risque essentiel d'être libre. C'est un rêve, une délectation, un femme qui aime ainsi, supérieurement, Le Lit est une merveille. Rien, une belle femme, à peu près. Si elle écrit Le Lit, la beauté gagne l'Olympe des auteurs. Par un calvaire douloureux, un amour total, le refus ultime d'être balayée par le deuil. Tempérament, orgueil, aptitude à se donner totalement, amoureuse superbe. Elle reste un voilier, elle est plus que jamais, après le terrible ébranlement, un voilier en majesté, un grand oiseau, une masse d'argile entre les mains de Rodin. Quelqu'un, en fait, qui se façonne soi-même. Une grande écrivaine, une voix. Je suis touché par la façon dont cet être retentit, tinte, crisse dans l'épreuve sans altérer jamais sa beauté de sentiments, son aptitude à dire, son refus de contourner les embûches. Sa singularité jalousement assumée est sa plus belle parure. Et puis, il y a, régulièrement serties dans la beauté bouleversante de l'oeuvre, des fulgurances poignantes, superbes. Éva, amoureuse ébranlée, est au chevet du robuste Martin que la maladie finira par emporter.
La chambre baigne dans un air différent qui m'oblige à changer allure et gestes. Le jour s'est condensé sur le lit au-dessus duquel est déployé un tissu plastique. Dans les plis en forme de rayons, ramassés, au sommet d'une potence métallique, la lumière se tend, presque liquide. Emprisonné, m'apparaît le visage de Martin qui dort. Il est paisible et rose sous l'abri virginal. Il est de l'autre côté, du côté de la pureté, du sommeil et d'un mystère qui n'a plus rien de commun avec ce que je redoutais de la mort. Je me penche pour toucher ses mains posées sur le drap et qui, elles, font partie encore de mon univers. Elles sont fraîches. Martin entrouvre les paupières qui filtrent son regard bleu. Martin est une fiancée. Je suis le fiancé. Nous nous sommes retrouvés, elle et moi, et nos noces sont proches. Je pleure. Martin est une merveilleuse jeune fille dont commence à briller le sourire. Je veux l'appeler par son nom, mais le nom se refuse, et je vois bien qu'elle aussi a oublié mon nom. Martin est une jeune fille, je suis un homme et je l'aime, non, je suis Éva, Éva, Éva,oui, voilà, je m'appelle Eva, et je suis une femme qui se penche sur son amour retrouvé? - Mon amour, dis-je. Martin remue les lèvres. J'ai mal, mal de bonheur et de surprise : il vit. Je vois la vie remonter à la surface de lui-même, et j'ai envie de lui donner des conseils pour hâter la résurrection. J'aimerais toucher sa bouche avec la mienne.
Toujours, dans l'ouvrage, se lève, plus haut encore que la souffrance de l'amoureuse qui va perdre son amour, plus haut que ses tumultes, son chaos, ce refus définitif d'être une victime, ce refus d'être enterrée vive, ce refus ultime de céder et de succomber. L'amour était vrai, intense, brûlant, profond. Elle s'y est livrée tout entière, corps et âme. La mort de Martin est un désastre, une chute d'astre. Mais la volonté d'Eva s'affirme dans les deux derniers paragraphes du Lit. Ce qui est mort est mort et ne peut lester celui qui demeure. Ne peut le fissurer. Ce grand cri volontaire, ce refus d'abdiquer aux ordres du destin, ce rejet catégorique à l'écart des désastres romantiques, me surprend et me fascine. Dominique Rolin affirme la vie, la réclame, elle exige sa reconstruction et sa farouche indépendance.
J'aspire à n'être qu'un.
Lorsque j'aurai atteint ce palier dans mon histoire, je m'apercevrai probablement que mon amour pour Martin, sa construction minutieuse, son parcours, et la maladie puis la mort, et ma souffrance n'auront été que des étapes anodines.
Il me faudra jusqu'au bout accomplir le chemin, - un détour en somme- pour atteindre ma vraie place et ma cadence, et pour savoir que Martin, en définitive, a représenté un moment que le temps me forcera d'oublier.
C'est autre chose, la forte impression que l'on subit à lire ces lignes qui clame le refus de céder, que de s'émouvoir de la beauté d'une femme. Autre chose ? Il y a une sorte de complémentarité sublime tout de même. Deux beautés s'enchevêtrent. Cette splendeur physique fait tout de même diadème, couronne.
Le Journal amoureuxévoque, par touches subtiles, l'amour avec Jim (identifié : Solers). La romancière a fait place nette dans sa vie, liquidé les potiches masculines qui lui tenaient lieu d'amants. L'amour est là. Le ton est libre, toujours. Amoureux, plus que jamais. Avec une épice de dignité libertine rétive à tout mauvais goût. Couple superbe, menant une aventure pérenne, soutenue, hors des conventions. Couple littéraire et amoureux : écriture, musique, vin, amour, Venise. Des fantômes (père et mère) traversent la vie de la romancière, elle livre bataille contre et avec son passé. Discours contre les entraves. Il est à moi sans être mien, je suis à lui sans être sienne, il le sait, je le sais, tout va bien. Et pourtant, une sorte de plénitude, une sorte de plénitude menacée habite de livre. C'est la narration fiévreuse et paisible et fiévreuse d'une grande amour clandestine, magnifique, au long cours. La langue est belle, c'est celle de la passion, des baisers, de l'enivrement, de la singularité même d'une rencontre que les périodes de séparation ne suspendent pas.
Il me faut à présent m'engager plus loin dans l'oeuvre.