Chris Falaise
Une œuvre hypnotique
Je viens de découvrir l’œuvre de Chris Falaise. Elle est peintre, illustratrice, décoratrice dans le cinéma d’animation et photographe. J’ai parcouru son univers et j’ai aimé ses encres, ses croquis, ses études, ses huiles, ses acryliques, ses aquarelles. Ses photographies mériteraient un article à elles seules tant elles sont originales, inventives, inattendues et toujours d’une formidable puissance évocatoire. Son travail, sa façon d’aborder la peinture, l’encre et le dessin ont quelque chose d’inédit par les mélanges de substances qu’elle opère, par la manière dont elle crée l’atmosphère autour de la fermeté agile de son trait. Je note en passant, en me référant à une œuvre qui représente trois vieilles, que Falaise a aussi la patte cinglante et fulgurante de la caricaturiste, l’imparable saisie du trait singulier.
Son art, s’il présente à mes yeux quelque lointaine parenté avec des maîtres comme Rops, Lautrec ou plus encore comme Schiele, évoque aussi la bande dessinée, Bilal et plus sûrement Pratt, et le cinéma d’animation. Ceci fonde la particularité et l’originalité de l’art de Chris Falaise, son art réussit une sorte de synthèse contemporaine dynamique en décloisonnant les genres, en créant une belle geste picturale où s’allient harmonieusement la vitesse et la précision du trait du bédéiste, l’élégance du coup de pinceau de l’aquarelliste, l’inventivité du coloriste, le coup d’œil, le moyen de faire se rencontrer et collaborer les matières et le sens de l’équilibre du décorateur, l’art médité et patient du peintre et les exigences de la technique. Oui, dans chacune de ses entreprises, -qu’elle peigne, qu’elle dessine, qu’elle œuvre au pastel ou qu’elle encre, qu’elle photographie-, elle exerce, elle met en œuvre, elle requiert toutes ses vocations.
Dans l’étude ou dans l’ébauche, ses nuages de couleur, ses infusions ai-je envie d’écrire, associés à un trait sûr et précis ont un charme fou, une grâce étonnante et donnent aux esquisses une autonomie et une séduisante légèreté. Ces travaux sont fluides, ils posent une suggestion, la vapeur d’une peinture, ce sont de beaux poèmes visuels.
Mais un peintre puissant, tout aussi habile dans la suggestion que dans la composition fouillée, impose son art, son ardeur, son sens de la lumière, des éclairages et des accentuations, ses foisonnements. Il faut saluer le talent de vigoureuse et élégante portraitiste de Chris Falaise, sa manière de rendre une silhouette, la beauté de ses atmosphères volontiers cinématographiques. J’aime ses visages savamment expressifs, chargés, habités, denses, bordés d’ombres et qui semblent offrir un contrepoint aux esquisses lumineuses, qui affirment que l’artiste développe un spectre d’expression qui va du léger au profond, du clair à l’obscur, de la lumière au mystère, du limpide à l’indécidable.
Sa série des maîtres du jazz atteste son amour de ce genre musical. Ses Monk, Mingus ou Baker jouent dans une atmosphère nocturne, couleur bourbon sombre délayé dans la nuit. Elle place ses jazzmen dans le glissement, dans une espèce de mobilité musicale, dans une attitude jazz. Elle est là, je pense, dans sa propre couleur musicale, dans ses prédilections. Et, par ailleurs, ses tableaux de jazzmen ou ses photographies laissent transparaître sa passion pour le cinéma (cadrage, éclairage, centrage) qui devient lui aussi un élément constitutif de son art pictural. L’art pictural de Falaise est réellement au carrefour de toutes ses prédilections. Et il y a une dimension dans cette œuvre, même dans les traits les plus affirmés, une dimension d’évanescence, quelque chose parfois qui appartient de loin à un sfumato, qui sort, extrait la chose représentée des limites du réel pour l’établir dans un univers distinct, l’univers que l’artiste constitue progressivement. Falaise appelle les choses à soi, elle les intègre dans son monde.
Lorsque ceci est écrit, rien n’est dit. Rien n’est dit sur la charge émotionnelle étourdissante qui habite et exhausse les œuvres de l’artiste, sur cette aptitude qu’elle a, pour concentrer la puissance de fascination ou de captation de l’œuvre, de resserrer le sujet autour de son noyau essentiel : regard, geste, attitude. Falaise est un artiste de l’ambiance, de l’atmosphère, quelque chose, dans son œuvre, avec des moyens délicats et feutrés, subtils jusque dans la fermeté, parle la langue musicale de la mélancolie, du spleen, de la nuit et du jazz. Il y a de la grandeur (quand on s’appelle Falaise), une élégance, une poésie touchante dans la façon dont elle campe un état d’âme, une humeur, un sentiment. Certaines œuvres ont une merveilleuse puissance d’hypnose, une capacité rare à nous héler vers elles, vers leur monde de brumes, de vapeurs, de pensées et d’humeurs volatiles. Lorsqu’on laisse l’œuvre et que l’on s’occupe à d’autres choses, des images, des regards, une silhouette longtemps encore percolent en nous. Un signe qui, selon moi, ne trompe pas.
Jazz
Charlie Mingus - Thelonious Monk
John Coltrane - Chet Baker
Photographies